Figures d’autres choses
Figures
d’autres choses
Sentir l’espace. En percevoir de multiples. Lire les
dialogues qu’instaurent entre eux les sculptures, les volumes et les peintures
de Joël Renard tant ses œuvres opèrent des passages entre matière et forme. Au
cœur de chacune d’elles, la relation entre une forme et une autre – aussi
importante que la forme elle-même – produit un effet de sens déterminé par la
plasticité ainsi créée. Le débat moderniste entre figuration et abstraction ou
encore celui qui oppose les œuvres selon la catégorie technique à laquelle
elles se réfèrent (peinture/sculpture en particulier), est ici inutile car
chaque œuvre pose des formes qui jouent du possible, c’est-à-dire comprendre
les potentialités qu’offre un matériau ou une matière, susceptible d’être - à
l’infini - étalé, modelé, construit. La surface ne s’oppose ni à la profondeur,
ni au volume. Elle les rend visibles tandis qu’ils jouent de la lisibilité.
L’œuvre, sous la main de Joël Renard, devient une figure qui par un
approfondissement du sensible, affirme à la fois sa proximité au monde et son
irrémédiable distance. Comment pouvons-nous avoir l’illusion de voir ce que
nous ne voyons pas ? L’œuvre ne représente pas le monde, elle le dit
autrement précisait justement Paul Ricœur[1].
Elle est dans son essence – que son sujet soit figuratif ou abstrait – hors du
réel, hors de l’existence. Pourtant, elle est ce qui se glisse entre l’œil et
la réalité qui lui est extérieure. Il n’est donc pas question de coïncidence
avec le monde visible, mais plutôt de mettre à nu les propriétés du langage
plastique, un acte qui permet d’ouvrir sur la signifiance et ainsi comprendre
que le visible n’est pas imitable. Joël Renard construit une œuvre qui offre la
possibilité d’un renvoi au monde.
D’un seuil et d’un paysage
Les peintures, lieux à la puissance iconique à distance de
tout référent, offrent des espaces ouverts et clos à la fois : des
brèches, néanmoins construites, qui viennent inquiéter le cadre peint, celui-là
même qui agit comme un seuil. Le titre, récent dans l’œuvre de Joël Renard, en
est un autre. C’est un geste artistique qui met en dialogue figuration et
abstraction comme possible représentation d’une idée sur la peinture. Les mots
ne transforment pas les formes, ni ne désignent le sujet de l’œuvre dans un
rapport mimétique. Comment cela s’est-il
passé ?[2]
Une question pour interroger le processus artistique ? L’immanence de
l’œuvre ? Tenter d’élucider l’émergence des formes, des corps peut-être,
des ajouts et des retraits de matière dont les traces architecturent l’espace.
Le titre nous invite à entrer dans la peinture en désaxant
l’image produite par les mots, de la surface picturale et en offrant ainsi une
relecture de la Veduta. Et le paysage
d’advenir. Partiel et subjectif, il exprime une réalité humaine appartenant au
monde de l’accidentel, du possible. Toute évocation de paysage renvoie à une
mémoire, une esthétique diffuse faite d’images internes et externes où plonge
le regard. La question du paysage - l’histoire de ses représentations - et
l’intention de l’artiste procèdent ensemble pour nous amener à comprendre le
langage de l’un et de l’autre. Inédites, subtiles, statiques ou mobiles, les
formes s’immergent dans la peinture elle-même – jamais image – dans laquelle
nous nous déplaçons. L’œil en mouvement, changement de perception : une
mobilité qui multiplie les effets de point de vue. Composition, cadres et
bordures mettent en relief ces fragments de réalité paysagère qui jouent à
apparaître ou disparaître dans l’intuition des formes.
Les plans horizontaux et verticaux se joignant à angles
droits évoqués plus haut sous les termes de cadres et bordures ne viennent pas
clore l’espace pictural. Ils interrogent autant sa surface et son sens de
lecture que la nature du tableau elle-même si souvent légitimée par le cadre
rapporté. Le cadre, un contour donc qui opère une démarcation dont la forme
possède sa propre iconicité. Ici son évocation est en premier lieu choisie par
une méthode : placer sur la toile des scotchs ou des gabarits déterminant
ainsi la surface dévolue à la peinture. Un geste qui se double, une
construction conçue par strates faites d’ajouts et de retraits dont la trace
matérialise la cicatrice de la séparation. Entre les formes, les espaces
vibrent. Les cadres - leur renouvellement et leurs variations -conditionnent
ainsi l’harmonie formelle mise en tension par la couleur, transparente ou
opaque, adhérant à la toile ou s’épanchant jusqu’à son bord. Le cadre ne cesse
de se reconstruire.
Entre les joncs[3]
double le phénomène par le choix du diptyque : peintures distinctes, mais
dont la genèse commune crée une unité. Ici frontalité, opacité et transparence,
absorption de la couleur transfigurent tout paysage dans la réalité picturale
où le geste peint se fait geste signifiant. Intensification que génère l’espace
texturé et vibratoire afin d’approcher le visible par un approfondissement du
sensible. Le diptyque opère des passages, entre
les toiles, entre les strates, entre les formes, entre. Il permet au regard d’expérimenter l’errance et d’éprouver
l’espace immatériel : infini et homogène.
Le là s’illimite
Rien. À priori, moins l’absence que l’attente de quelque
chose d’autre entre ce qui est et ce
qui, selon certains, devrait être. Titre. Série
des Riens. Nommer un ensemble de sculptures dont chacune d’entre elles
donne à l’espace une présence plastique, un sens à la pesanteur. Rien est ce
qui est avant, ce qui précède toute forme. Des objets comme des clés à tableaux
ou des barquettes alimentaires. Les premiers sont devenus à la fois éléments architectoniques
et langage formel ; des seconds reste leur moulage : un volume plein,
l’empreinte des plis de la matière originelle, la masse à partir de laquelle
s’élève la construction. Faire signe vers la peinture. Les sculptures jouent de
l’opacité et de la transparence, comme de la profondeur et de l’à-plat ;
parois aérées d’un rythme vibrant, superposition de masses dont le contour
linéaire forme un dessin. L’architectonique de ces compositions offre des
modulations de l’horizontale à la verticale, une écriture aérienne à travers
laquelle l’air et la lumière circulent. Poids et densité, légèreté et fragilité
tant des matériaux eux-mêmes que de leur élévation – empilement ou collage –
participent à cette figure d’autre chose.
Joël Renard, en
architecte de formes libres, multiplie - comme dans ses peintures les points de
vue - ici les centres de gravité, une expérience qui se tisse entre ses volumes
et ses peintures dont la proximité au sein d’un même lieu permet la rencontre
d’espaces, des jeux de distance à l’aide d’enchâssements où l’espace, écrit
Georges Didi-Huberman, « n’apparaît que dans la dimension d’une rencontre
où les distances objectives s’effondrent, où le là s’illimite, se déchire de
l’ici (…) »[4].
Continuité. Ouverture. L’œuvre est moyen de connaissance, elle est l’enjeu
d’une manifestation qui dépasse le fait visuel. Au cœur du pictural comme du
sculptural s’inscrit la temporalité des gestes, irréductible à la somme des
éléments formels tels qu’ils apparaissent sous notre vision.
Sylvie
Lagnier 2013
Commentaires
Enregistrer un commentaire