Quatre Figures F.Boitard.C.Dadalus.J.Renard.P.Sauze L.A.C Lieu d'Art Contemporain juillet/aôut 2020
Photographies David Huguenin
Foxtrot Titre d'une exposition , titre d'un album mythique (1972) du groupe britannique Genesis. Genesis fût aussi le titre d'une étonnante exposition,été 2019, de 11 artistes Flamands invités au L.A.C : Berlinde De Bruyckere - Peter De Cupere - Pieter Vermeersch - Ronny Delrue - Koen Van den Broek - Stijn Cole - Renato Nicolodi - Wesley Meuris - Peter Buggenhout -Johan Tahon -Jonas Vansteenkiste.
Fox-trot : littéralement le pas du renard.
Horizons : titre de l'ensemble des 9 peintures.
Supper's ready : titre de l'ensemble des 13 sculptures.
Ces deux titres sont empruntés à l'album de Genesis.
Joel Renard 19 juin 2020
À même la peau des choses
Ce temps où vous pénétrez dans ce lieu, tout à la fois entrepôt et atelier, est fascinant. Des peaux de fonds de pots, de légères empreintes de seaux faites de pâte à papier, tous en attente d’un dire à nouveau. Cette découverte – que le regard embrasse sans dire mot – d’un arrangement par lequel l’artiste met à disposition ses objets selon un ordre qu’il a choisi, est un seuil, le début de la phrase. Nul autre que Brian O’Doherty ne l’a décrite avec autant de justesse.
« Tandis qu’une œuvre est travaillée, les autres, achevées ou inachevées, sont en attente dans une zone intermédiaire, empilées l’une sur l’autre en une sorte de collage de temporalités compressées. Toutes sont au plus proche de leur source de légitimité, l’artiste. Tant qu’elles demeurent dans l’orbite de l’artiste, elles sont susceptibles d’altération, de révision, et donc potentiellement inachevées. Elles sont placées, et avec elles l’atelier, sous le signe du processus : c’est lui qui détermine le temps propre de l’atelier ; bien différent du temps étale, blanc, toujours conjugué au présent, qui est celui de la galerie. Le temps de l’atelier est un faisceau mouvant de temporalités.»1
Différemment de l’œuvre qui naît de la taille directe d’un bloc, les sculptures de Joël Renard ne sont pas conçues selon une place dans l’espace, mais comme une opération de composition de l’espace.
Conjuguant matériaux hétéroclites, fragments, technique du moulage et peinture, l’artiste procède par addition, juxtaposition, superposition, autrement dit, des actions nées de sa réflexion sur les possibilités formelles qu’elles autorisent entre le contraste et l’équilibre, l’appropriation et la critique, l’œuvre, à ce titre, n’étant pas considérée comme un objet unique et indivisible. Ces assemblages – combinant l’architectonique, le minéral, le végétal et le rebut – révèlent un jeu subtil de détours entre le nécessaire et le relatif, le style et le non style brouillant les frontières entre ce qui est fait de la main de l’artiste et ce qui ne l’est pas. Sur ces derniers points, ils interrogent le rapport que nous entretenons avec – plus que l’art – l’idée que nous nous faisons de l’art autant de manière individuelle que dans un cadre institutionnel. Parfois proches de la maquette, les sculptures aux multiples points de vue, offrent des profils dont on identifie l’usage en même temps que son impossibilité mêlée à la « dérision » des matériaux et à l’aspect « bricolé » de l’ensemble.
L’usage du fragment comme du rebut s’inscrit dans une histoire séculaire que Joël Renard poursuit autant qu’il la renouvelle, car l’un comme l’autre remémorent et réactivent d’une part les mythologies contemporaines2 – des débris laissés sur le chantier aux objets décoratifs conservés – d’autre part une certaine idée de la sculpture, la mémoire de la forme, son double, sa trace, son empreinte. Le débris et le reste agissent comme facteur d’intention et de création. Ce sont ces riens3 qui proviennent souvent de la maison où l’archéologie affleure.
Prendre le chantier comme une fouille.
Ce que l’artiste en saisit est ce quelque chose qui permet de l’insuffler dans un autre mode de fonctionnement. Ce n’est donc pas un détournement, mais une réappropriation qui passe par une attention plastique à la « trouvaille » de l’objet auquel il donne sens par la matérialité da sa texture, qui ne prévaut pas de « l’histoire ». L’oubli est sans doute la condition de l’agir, s’exposer à l’erreur. Ses sculptures nous amènent à re-considérer la chose déchue au double sens de le regarder à nouveau et de le réévaluer. À ce titre, la pratique de Joël Renard s’inscrit dans une démarche qui, si elle soumet l’art à une désacralisation, valorise le résidu, objet transitionnel qui participe d’un autre statut de l’art.
Plusieurs sculptures se rapportent au tabouret selon trois procédés distincts qui posent la question du modèle et de sa reconnaissance : l’usage d’une assise existante, la construction d’une assise reformulée, la conception d’une assise offerte à l’usage pour les ouvriers . Elle est le point d’ancrage du volume, armature, cadre, châssis, ossature. En outre, elle convoque deux « objets » concomitants à l’histoire de la sculpture, la sellette, l’espace sur lequel le sculpteur transforme la matière informe ; le socle, ce lieu qui met en valeur, met à distance, surélève et sacralise la sculpture.
L’art est ce qui se montre.
Le tabouret, selon cette mémoire induit la verticalité et vient en écho à la position du corps. L’ensemble des sculptures, tel un ballet, ne remplit pas l’espace, il le compose, lui donne sens. S’opèrent ainsi des glissements, d’une forme, l’autre. Chaque matériau enrichit notre regard de ses potentialités esthétiques. L’inox usiné, lustré, dessine autant qu’il anime ; les bois flottés oblongs rassurent l’horizon ; les empreintes de tuyau en pvc réalisée en pâte à papier imitent le béton, piéger la pesanteur ; le plâtre immaculé recouvre un volume, ailleurs il inscrit ses propres formes selon les lois de la gravité, liquidité, épaisseur, infractuosités dialoguant avec la forêt de têtes d’ail séchées ; les panneaux de bois, les mélaminés et stratifiés bruts ou peints construisent ces sculptures mobilières au cœur desquelles se rejouent parfois la peinture.
L’importance donc, selon Raffaele Milani, de se mettre en mouvement autant par le regard que par le corps et alors de provoquer notre étonnement.
« La surprise du regard mobile nous guide à travers les espaces. C’est une danse de nos données perceptives et sentimentales qui rencontrent les formes des choses autour de nous, pour qu’elles transparaissent, vivent et se transfigurent ensemble. » 4
D’un aller-retour entre la bi et la tri-dimensionnalité des formes. Car si le peintre travaille toujours dans la surface, le sculpteur également, faisant des plans successifs et des découpes qu’il donne à voir. C’est une sculpture en surfaces. Peintures.
La couleur pour ralentir devant l’énigme de la visibilité.
Le plat n’est pas dissocié du volume. Joël Renard instaure un dialogue singulier entre la peinture et la sculpture. Un autre seuil à franchir, un tremplin pour pénétrer dans l’espace pictural. Et là, l’idée d’un monde à voir.
Se tenir au bord du paysage.
Au bord car comme un détail du monde, chacune de ses gouaches, libre dans l’élément fluide, combine des espaces et suggère des passages qu’aucune cloison ne ferme. Au cœur du rectangle du papier 24x32 cm – moins esquisse que commencement – le peintre éprouve les présences des formes, articule leurs apparences sans forcer le secret de l’ordonnancement. Fragmentations de sensations affranchies du réel qui révèlent à partir de ce rien-là, la mémoire sans cesse recommencée du paysage. Se superposent alors de nécessaires enchâssements dans lesquels le paysage s’engloutit.
La série des neuf peintures à l’huile (92x73cm) conservent des gouaches, le rectangle, mais un rectangle distinct, car objet de la peinture. L’entour blanc de la zone peinte – limitée par son pourtour créé au scotch – agit comme un socle. Il extrait la peinture du contexte, la place dans l’aplat – elle est ce qui doit être vu – et la soutient. Cette série amène une pensée du cadre et du cadrage – un périmètre de réserve – comme une énonciation de l’espace et des réalités picturales, ce « mode de l’apparaître, de la venue à soi du visible » 5 . Le sens s’enracine dans le manque que quelques macules soulignent. À l’intérieur, les bordures se déplacent, parfois se décadrent, doublent la fenêtre et ses passages entre intériorité et extériorité. Les limites géométriques intensifient les cloisonnements internes et instruisent le regard selon qu’elles jouent de la clôture ou de l’ouverture. Exalté par un chromatisme lumineux, le paysage – en tant que dialogue construit des formes – émerge de la surface picturale, des effets de transparence aux vibrations générées par les traces du pinceau.
La peinture comme la sculpture est une invitation à mieux contempler les choses dans leurs dissemblances, ce rapport à l’écart, dont parle Rilke, qui éduque le voir pour peut-être à notre mesure, accéder à un savoir sur le monde.
« Il fallut donc commencer par écarter de soi les choses pour devenir capable par la suite de s’approcher d’elles de façon plus équitable et plus sereine, avec moins de familiarité et un recul respectueux, car on ne commençait à comprendre la nature qu’à l’instant où l’on ne la comprenait plus ; lorsqu’on sentait qu’elle était autre chose, cette réalité qui ne prend pas part, qui n’a point de sens pour nous percevoir, ce n’est qu’alors que l’on était sorti d’elle, solitaire, hors d’un monde désert. » 6
Tout paysage n’est-il pas une façon de voir, devenue langage autant que forme et mode d’être ; un débordement du pictural et du sculptural qui renverse le plan et l’espace ; une mise à disposition d’un « éloignement perceptif » 7 .
Sylvie LAGNIER mars 2020
1Brian O’Doherty, « L’atelier et le cube », in White Cube, l’espace de la galerie et son idéologie, Zurich, JRP Ringier, 2008, p. 173. (Les quatre essais de Brian O'Doherty furent publiés entre 1976 et 1981 dans Artforum et furent regroupés sous le titre collectif de Inside the White Cube. The Ideology of the Gallery Space)
2Roland BARTHES dans Mythologies (53 textes rédigés entre 1954 et 1956, publiés au Seuil en 1957) avance qu’elles ne sont plus dans de grandes abstractions, mais résident dans les objets les plus quotidiens. 3Cf. LAGNIER Sylvie, Figures d’autres choses, Août 2013. https://renardjoel.blogspot.com
4MILANI Raffaele, Esthétiques du paysage. Art et contemplation, Actes Sud, 2005, p.97 (titre original L’arte del paesaggio, éditeur original, Il Mulino, Bologne, 2001) 5ESCOUBAS Éliane, L’espace pictural, Fougères, Encre marine, 1995
6RILKE Rainer Maria, « Sur le paysage » (1902), in ID., Prose. Œuvres 1, Paris, Seuil, 1966, p. 372-373. 7DIDI-HUBERMAN Georges, “La découpe dans l’anthropomorphisme”, in La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Éditions Macula, 1995, p. 69
Photographies David Huguenin
Foxtrot Titre d'une exposition , titre d'un album mythique (1972) du groupe britannique Genesis. Genesis fût aussi le titre d'une étonnante exposition,été 2019, de 11 artistes Flamands invités au L.A.C : Berlinde De Bruyckere - Peter De Cupere - Pieter Vermeersch - Ronny Delrue - Koen Van den Broek - Stijn Cole - Renato Nicolodi - Wesley Meuris - Peter Buggenhout -Johan Tahon -Jonas Vansteenkiste.
Fox-trot : littéralement le pas du renard.
Horizons : titre de l'ensemble des 9 peintures.
Supper's ready : titre de l'ensemble des 13 sculptures.
Ces deux titres sont empruntés à l'album de Genesis.
Joel Renard 19 juin 2020
À même la peau des choses
Ce temps où vous pénétrez dans ce lieu, tout à la fois entrepôt et atelier, est fascinant. Des peaux de fonds de pots, de légères empreintes de seaux faites de pâte à papier, tous en attente d’un dire à nouveau. Cette découverte – que le regard embrasse sans dire mot – d’un arrangement par lequel l’artiste met à disposition ses objets selon un ordre qu’il a choisi, est un seuil, le début de la phrase. Nul autre que Brian O’Doherty ne l’a décrite avec autant de justesse.
« Tandis qu’une œuvre est travaillée, les autres, achevées ou inachevées, sont en attente dans une zone intermédiaire, empilées l’une sur l’autre en une sorte de collage de temporalités compressées. Toutes sont au plus proche de leur source de légitimité, l’artiste. Tant qu’elles demeurent dans l’orbite de l’artiste, elles sont susceptibles d’altération, de révision, et donc potentiellement inachevées. Elles sont placées, et avec elles l’atelier, sous le signe du processus : c’est lui qui détermine le temps propre de l’atelier ; bien différent du temps étale, blanc, toujours conjugué au présent, qui est celui de la galerie. Le temps de l’atelier est un faisceau mouvant de temporalités.»1
Différemment de l’œuvre qui naît de la taille directe d’un bloc, les sculptures de Joël Renard ne sont pas conçues selon une place dans l’espace, mais comme une opération de composition de l’espace.
Conjuguant matériaux hétéroclites, fragments, technique du moulage et peinture, l’artiste procède par addition, juxtaposition, superposition, autrement dit, des actions nées de sa réflexion sur les possibilités formelles qu’elles autorisent entre le contraste et l’équilibre, l’appropriation et la critique, l’œuvre, à ce titre, n’étant pas considérée comme un objet unique et indivisible. Ces assemblages – combinant l’architectonique, le minéral, le végétal et le rebut – révèlent un jeu subtil de détours entre le nécessaire et le relatif, le style et le non style brouillant les frontières entre ce qui est fait de la main de l’artiste et ce qui ne l’est pas. Sur ces derniers points, ils interrogent le rapport que nous entretenons avec – plus que l’art – l’idée que nous nous faisons de l’art autant de manière individuelle que dans un cadre institutionnel. Parfois proches de la maquette, les sculptures aux multiples points de vue, offrent des profils dont on identifie l’usage en même temps que son impossibilité mêlée à la « dérision » des matériaux et à l’aspect « bricolé » de l’ensemble.
L’usage du fragment comme du rebut s’inscrit dans une histoire séculaire que Joël Renard poursuit autant qu’il la renouvelle, car l’un comme l’autre remémorent et réactivent d’une part les mythologies contemporaines2 – des débris laissés sur le chantier aux objets décoratifs conservés – d’autre part une certaine idée de la sculpture, la mémoire de la forme, son double, sa trace, son empreinte. Le débris et le reste agissent comme facteur d’intention et de création. Ce sont ces riens3 qui proviennent souvent de la maison où l’archéologie affleure.
Prendre le chantier comme une fouille.
Ce que l’artiste en saisit est ce quelque chose qui permet de l’insuffler dans un autre mode de fonctionnement. Ce n’est donc pas un détournement, mais une réappropriation qui passe par une attention plastique à la « trouvaille » de l’objet auquel il donne sens par la matérialité da sa texture, qui ne prévaut pas de « l’histoire ». L’oubli est sans doute la condition de l’agir, s’exposer à l’erreur. Ses sculptures nous amènent à re-considérer la chose déchue au double sens de le regarder à nouveau et de le réévaluer. À ce titre, la pratique de Joël Renard s’inscrit dans une démarche qui, si elle soumet l’art à une désacralisation, valorise le résidu, objet transitionnel qui participe d’un autre statut de l’art.
Plusieurs sculptures se rapportent au tabouret selon trois procédés distincts qui posent la question du modèle et de sa reconnaissance : l’usage d’une assise existante, la construction d’une assise reformulée, la conception d’une assise offerte à l’usage pour les ouvriers . Elle est le point d’ancrage du volume, armature, cadre, châssis, ossature. En outre, elle convoque deux « objets » concomitants à l’histoire de la sculpture, la sellette, l’espace sur lequel le sculpteur transforme la matière informe ; le socle, ce lieu qui met en valeur, met à distance, surélève et sacralise la sculpture.
L’art est ce qui se montre.
Le tabouret, selon cette mémoire induit la verticalité et vient en écho à la position du corps. L’ensemble des sculptures, tel un ballet, ne remplit pas l’espace, il le compose, lui donne sens. S’opèrent ainsi des glissements, d’une forme, l’autre. Chaque matériau enrichit notre regard de ses potentialités esthétiques. L’inox usiné, lustré, dessine autant qu’il anime ; les bois flottés oblongs rassurent l’horizon ; les empreintes de tuyau en pvc réalisée en pâte à papier imitent le béton, piéger la pesanteur ; le plâtre immaculé recouvre un volume, ailleurs il inscrit ses propres formes selon les lois de la gravité, liquidité, épaisseur, infractuosités dialoguant avec la forêt de têtes d’ail séchées ; les panneaux de bois, les mélaminés et stratifiés bruts ou peints construisent ces sculptures mobilières au cœur desquelles se rejouent parfois la peinture.
L’importance donc, selon Raffaele Milani, de se mettre en mouvement autant par le regard que par le corps et alors de provoquer notre étonnement.
« La surprise du regard mobile nous guide à travers les espaces. C’est une danse de nos données perceptives et sentimentales qui rencontrent les formes des choses autour de nous, pour qu’elles transparaissent, vivent et se transfigurent ensemble. » 4
D’un aller-retour entre la bi et la tri-dimensionnalité des formes. Car si le peintre travaille toujours dans la surface, le sculpteur également, faisant des plans successifs et des découpes qu’il donne à voir. C’est une sculpture en surfaces. Peintures.
La couleur pour ralentir devant l’énigme de la visibilité.
Le plat n’est pas dissocié du volume. Joël Renard instaure un dialogue singulier entre la peinture et la sculpture. Un autre seuil à franchir, un tremplin pour pénétrer dans l’espace pictural. Et là, l’idée d’un monde à voir.
Se tenir au bord du paysage.
Au bord car comme un détail du monde, chacune de ses gouaches, libre dans l’élément fluide, combine des espaces et suggère des passages qu’aucune cloison ne ferme. Au cœur du rectangle du papier 24x32 cm – moins esquisse que commencement – le peintre éprouve les présences des formes, articule leurs apparences sans forcer le secret de l’ordonnancement. Fragmentations de sensations affranchies du réel qui révèlent à partir de ce rien-là, la mémoire sans cesse recommencée du paysage. Se superposent alors de nécessaires enchâssements dans lesquels le paysage s’engloutit.
La série des neuf peintures à l’huile (92x73cm) conservent des gouaches, le rectangle, mais un rectangle distinct, car objet de la peinture. L’entour blanc de la zone peinte – limitée par son pourtour créé au scotch – agit comme un socle. Il extrait la peinture du contexte, la place dans l’aplat – elle est ce qui doit être vu – et la soutient. Cette série amène une pensée du cadre et du cadrage – un périmètre de réserve – comme une énonciation de l’espace et des réalités picturales, ce « mode de l’apparaître, de la venue à soi du visible » 5 . Le sens s’enracine dans le manque que quelques macules soulignent. À l’intérieur, les bordures se déplacent, parfois se décadrent, doublent la fenêtre et ses passages entre intériorité et extériorité. Les limites géométriques intensifient les cloisonnements internes et instruisent le regard selon qu’elles jouent de la clôture ou de l’ouverture. Exalté par un chromatisme lumineux, le paysage – en tant que dialogue construit des formes – émerge de la surface picturale, des effets de transparence aux vibrations générées par les traces du pinceau.
La peinture comme la sculpture est une invitation à mieux contempler les choses dans leurs dissemblances, ce rapport à l’écart, dont parle Rilke, qui éduque le voir pour peut-être à notre mesure, accéder à un savoir sur le monde.
« Il fallut donc commencer par écarter de soi les choses pour devenir capable par la suite de s’approcher d’elles de façon plus équitable et plus sereine, avec moins de familiarité et un recul respectueux, car on ne commençait à comprendre la nature qu’à l’instant où l’on ne la comprenait plus ; lorsqu’on sentait qu’elle était autre chose, cette réalité qui ne prend pas part, qui n’a point de sens pour nous percevoir, ce n’est qu’alors que l’on était sorti d’elle, solitaire, hors d’un monde désert. » 6
Tout paysage n’est-il pas une façon de voir, devenue langage autant que forme et mode d’être ; un débordement du pictural et du sculptural qui renverse le plan et l’espace ; une mise à disposition d’un « éloignement perceptif » 7 .
Sylvie LAGNIER mars 2020
1Brian O’Doherty, « L’atelier et le cube », in White Cube, l’espace de la galerie et son idéologie, Zurich, JRP Ringier, 2008, p. 173. (Les quatre essais de Brian O'Doherty furent publiés entre 1976 et 1981 dans Artforum et furent regroupés sous le titre collectif de Inside the White Cube. The Ideology of the Gallery Space)
2Roland BARTHES dans Mythologies (53 textes rédigés entre 1954 et 1956, publiés au Seuil en 1957) avance qu’elles ne sont plus dans de grandes abstractions, mais résident dans les objets les plus quotidiens. 3Cf. LAGNIER Sylvie, Figures d’autres choses, Août 2013. https://renardjoel.blogspot.com
4MILANI Raffaele, Esthétiques du paysage. Art et contemplation, Actes Sud, 2005, p.97 (titre original L’arte del paesaggio, éditeur original, Il Mulino, Bologne, 2001) 5ESCOUBAS Éliane, L’espace pictural, Fougères, Encre marine, 1995
6RILKE Rainer Maria, « Sur le paysage » (1902), in ID., Prose. Œuvres 1, Paris, Seuil, 1966, p. 372-373. 7DIDI-HUBERMAN Georges, “La découpe dans l’anthropomorphisme”, in La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Éditions Macula, 1995, p. 69
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